Si tu demandes aux fées si elles existent, elles te répondent. Toujours. Il suffit de savoir écouter.
De cela, Mia est sûre.
Mia parle aux fées. En secret. Et toujours elles lui répondent.
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Ceux qui parlent fort ont baptisé Mia schizophrène.
Mia n'aime pas qu'on parle fort.
Les fées, toujours elles chuchotent.
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Mia parle aussi aux poissons, aux chats, et à la voiture de sa mère.
La voiture de sa mère a un rôle très important dans sa vie, celui de ramener Mia à la maison certains week-ends.
Les poissons ont été placés au milieu du réfectoire, ceux qui parlent fort ont dit que ça calmerait les résidents.
Les chats, c'est une autre histoire, une longue histoire. Mia leur a toujours parlé.
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Aux humains, Mia ne parle pas beaucoup.
D'abord, ils n'aiment pas avoir à tendre l'oreille pour entendre ses chuchotements. Ensuite, ils n'ont que rarement le sourire très spécial sans lequel elle ne parle pas, le sourire des yeux et du silence.
Sa mère sourit très souvent comme ça quand elle regarde Mia. Alors, à elle elle peut chuchoter quelques mots, qui même parfois forment de longues phrases.
Sa mère l'écoute toujours.
Et même quand elle ne la comprend pas, elle l'écoute.
Mia aime sa mère.
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Aujourd'hui, Mia vit une révolution. Très personnelle, cette révolution, mais révolution tout de même.
Aujourd'hui, Mia a son premier rendez-vous d'amour.
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Elle en a rêvé souvent.
Etre schizo n'empêche d'avoir ni un cœur ni un sexe.
Et Mia a bien les deux.
Elle a chuchoté à sa mère souvent que son cœur était grippé. Pas par un virus, non, mais comme un engrenage coincé.Sans doute de trop peu d'usage, tant lui a manqué le lubrifiant d'amour depuis sa naissance.Bien sûr, il y a sa mère. Mais elle est unique. Elle est unique en tant de matières, d'ailleurs. Elle est, depuis toujours, son unique amour. Son père ? Il a fui, loin, il y a longtemps, Mia ne se souvient pas bien.
Et son sexe ? Mia n'en parle pas, mais elle le touche. Elle a compris comment il fonctionne et le plaisir qu'il lui donne l'apaise souvent pour trouver le sommeil. C'est mieux qu'un cachet supplémentaire. Mais ce sexe ne connaît de main que celle de Mia, et de pénétration que celle du spéculum qu'elle déteste tant qu'il a fallu l'endormir pour le dernier examen.
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Et puis, il y a six mois, Joseph est arrivé au foyer, dans le même pavillon que Mia.
Elle l'a reconnu dès le premier jour.
Elle a senti entre elle et lui comme un fil d'arc-en-ciel tendu sans souffrance.
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Joseph a des yeux de loup sous ses cheveux en bataille. Il ne sourit presque jamais.
Il se tait, il s'éloigne quand ceux qui parlent fort le questionnent.
Il a décoré sa chambre avec des photos de groupes de rock et des peintures multicolores, Mia l'a vu par la fenêtre dès son emménagement.
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Au début, Mia n'osait pas approcher Joseph. D'ailleurs, il lui semblait qu'ils étaient proches même de loin, tant elle était sûre du lien. Alors, elle le regardait juste de tous ses yeux.
Joseph, lui, ne la regardait pas. Jamais. Il penchait la tête en fermant les yeux dès qu'elle a osé approcher. Et Mia voyait bien que ses lèvres, alors, n'étaient pas loin d'un sourire. Et c'était là la signature du lien.
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Pendant des mois, Mia et Joseph sont restés ainsi, elle les yeux grand ouverts et lui dans son presque sourire.
Ca faisait rire ceux qui parlent fort, mais ils ne se sont pas trop moqués tout de même.
Le temps a pris son temps et nos deux fous aussi.
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Et un jour, Mia a trouvé sous sa porte une peinture multicolore, gaie et un peu effrayante, au dos de laquelle elle a lu « Ca fait longtemps. Je voudrais danser avec toi. Rendez-vous mardi 17heures au petit salon. Joseph ».
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Mia a beaucoup réfléchi à la façon de s'habiller pour un tel événement. Elle est restée en silence sur son lit pendant des heures, les yeux rivés sur son armoire ouverte.
Elle a choisi, finalement, une robe fleurie, avec une ceinture dorée.
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Nous sommes mardi.
Il est 16H30.
Mia n'a pas dormi la nuit passée.
Elle s'efforce de respirer calmement. Il lui semble qu'elle n'y parviendra jamais.
Elle porte sa jolie robe à fleurs avec la ceinture dorée. Elle est pieds nus, car il lui paraît évident qu'il doit en être ainsi pour danser.
Elle a souligné ses yeux bleus d'un trait d'eye-liner noir et avivé ses pommettes d'une touche de blush.
Elle a les mains un peu moites.
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Elle est entrée dans le petit salon à 17H précises, l'horloge du réfectoire sonnait ses cinq coups.
A 17H, les résidents du foyer sont dans la salle d'animation,dans leur chambre ou sur la terrasse. Le petit salon est trop sombre pour leur être accueillant avec ses volets mi-clos et ses murs garnis de rayonnages de livres.
Quand Mia est entrée, elle a d'abord entendu la musique. C'était Mozart, elle ne le savait pas. C'était doux et lumineux, elle le savourait.
Ensuite, dans la pénombre, elle a vu Joseph, debout, qui l'attendait.
Pas un mot.
Juste Mozart.
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Mia est venue épouser le corps de Joseph, la tête sur son épaule, les bras autour de son torse, le ventre collé au sien.
Mozart a entamé un mouvement lent, déchirant, sublime.
MiaJoseph a commencé sa danse, un lent balancement de deux corps et quatre membres unis.
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C'est la cloche du dîner qui les a séparés.
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Mia n'a pas mangé mardi soir.
Elle a chuchoté qu'elle était fatiguée et elle est allée se coucher.
Elle s'est glissée nue dans ses draps.
Elle a fermé les yeux, et son cœur est reparti danser.
Toute la nuit, elle a dansé avec Joseph, au si chaud de ses bras, au si doux de son souffle.
Mia a dit aux fées son bonheur.
Mia sait qu'elle est allée, avec Joseph, au paradis. Elle l'a chuchoté aux étoiles, à tous les chats de l'univers, et aussi à Joseph en secret.
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Une schizo au paradis.
Ca ferait un joli titre de roman.
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Pas question de partager ça, même avec sa mère, Mia vient de découvrir son vrai espace intime.
Elle écoute son cœur. Il danse.
C'est tellement beau, le paradis.
Ca ne peut qu'être éternel le paradis.
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L'aide-soignante a trouvé le cadavre de Mia à 11H, quand elle est venue la secouer pour qu'elle descende au repas.
La jeune fille reposait dans son lit blanc, nue et souriante.
Sur la table de nuit, un verre d'eau et plusieurs plaquettes de neuroleptiques.
Dans la main de Mia, une carte aux couleurs vives et, en travers de la peinture, en grosses lettres fuchsia, juste un mot « Paradis ».