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J'ai cris - J'écris

J'ai cris - J'écris

J'ai cris... J'écris... depuis bien longtemps... Jamais publiée... jamais dans "la ligne éditoriale"... Mauvaise, alors ?.. peut-être... ou pas... Voici donc quelques textes venus de mon cœur, de mon âme, et puis de mon travail aussi, stylo et clavier... A vous de décider ce que vous en pensez !


A LA GUENOTTE

Publié par Cat L sur 20 Juillet 2016, 20:44pm

Vole la plume. Sur fond de brume, plume légère. Souffle d'enfant. Buée fragile sur plume douce.

Aurélien ouvre les yeux si grand qu’un soleil s’y perdrait.

Mais c’est la brume du matin qui noie le paysage, engloutit le soleil, et les yeux s’y délavent.

Les joues couleur groseille, les doigts glacés et rubiconds, Aurélien sourit à la plume qui vole, vole et virevolte sous son souffle. Ses joues se gonflent et la plume tressaille.

Aurélien est le roi, la plume est son sujet, la basse-cour entière est sous ses ordres, le monde attend son bon vouloir.

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Cristal fragile, le rêve explose sous la douleur. Une douleur aiguë, pointue, acérée, qui vous perfore jusqu’au dedans de l’âme.

La plume tombe au sol.

Aurélien plaque les mains sur ses oreilles, ferme les yeux et se raidit de tout son être pour que cela ne puisse aller plus avant en lui.

C’est cette vision que Lucien a de lui en sortant de la grange : un anorak rouge et sale, tendu et tremblant, les doigts emmêlés aux boucles de la nuque. Le revers de la peur faite enfant. Alors il sait qu’Aurélien a mal, de cette souffrance inconnue et maudite qui par secousses le lacère, l’écartèle, piteux pantin d’enfant perdu.

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Lucien n’a plus beaucoup de dents, son nez vous parle de son goût pour le vin de sa vigne, ses mains larges n’ont de caresses que râpeuses, mais c’est Lucien Poilblanc et c’est ainsi qu’on l’aime ou qu’on le hait.

Vieilles rancœurs de nos campagnes, pour quelques sillons volés à la parcelle d’à côté, pour une borne que le tracteur n’avait pas vue, pour une fille culbutée un soir de juin dans les senteurs des herbes, ainsi se tissent des secrets et des hargnes, au fil tranchant du temps qui passe et qui jamais n’oublie. Lucien est le seul maître de sa ferme, aussi a-t-il, forcément, des ennemis jurés, des ennemis crachés, des ennemis à mort ou du moins qui le disent.

Lucien s’en fout. De sa paume rugueuse il caresse un flanc lourd et sait que le vêlage est pour demain. Ses doigts épais roulent le tabac dans sa feuille, un coup de langue humide et réfléchi, et le futur mégot trouve sa place près de la commissure.

Lucien Poilblanc pisse vers l’horizon, planté debout comme les chênes de ses bois, tranquille.

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Et puis il y a Aurélien. Aurélien l’emmerdeur, Aurélien le bâtard. Avec ce prénom qui ne sent pas la terre d’ici, avec ses trente-cinq livres de tendresse fragile et sa tignasse ébouriffée.

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Lucien avait hurlé, quand sa fille était partie, avec son ventre rond comme un obus dressé. Elle n’avait qu’un seul nom dans la bouche, qui n’était pas du canton, elle pavoisait, les mains sur ses flancs. Sa vie était ailleurs, la ville et son homme l’attendaient, là-bas les choses seraient gaies. Et l’amour par dessus le marché. Lucien avait crié.

Parce que Jeanne avait trente-cinq ans, il ne l’a pas giflée. Ou parce qu’elle parlait trop d’amour. Mais les portes ont claqué comme des coups de feu ce soir-là.

Et le silence s’est posé sur la ferme, mordant comme le gel et dur comme la glace.

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Trois ans et cinq mois plus tard, Lucien a trouvé Jeanne juste au coin de la grange, postée là face à lui, avec un bonhomme tout pâle endormi sur son dos. Elle était maigre, et livide, ses yeux n’avaient plus de couleur, quelques mèches de cheveux ternes collaient à son crâne nu. Jeanne Poilblanc, de la Guenotte, n’existait déjà plus.

Elle est morte tout à fait trois semaines et deux jours plus tard. Dans sa chambre d’enfant.

Ces choses-là n’ont pas de nom dans nos campagnes.

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Le petit bonhomme pâle est resté là. Aurélien le bâtard, Aurélien Poilblanc qui avait peur des vaches, des poules, et puis de son grand-père.

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C’est au creux d’un tablier bleu qu’il a appris l’étable, le poulailler, et puis aussi les silences rugueux et les tempêtes sans haine de Lucien. Ce tablier ceint Amélie, à qui Poilblanc a offert des gages honorables et une chambre blanche entre cuisine et potager dès lors qu’il s’est trouvé nanti d’un paquet de vie un peu maigrichon mais riche en peurs et en terreurs.

Amélie connaissait bien la ferme, aimait l’odeur des bêtes, ne rechignait pas à la tâche et trouvait plutôt agréables les quelques nuits où Lucien l’accompagnait dans la chambre blanche. Par-dessus tout cela, et qui n’était pas rien, Amélie avait à la Guenotte redécouvert le plus beau des cadeaux dans l’amour sans questions que tout de suite lui offrit le petit d’homme inconnu.

Aurélien ne s’y trompa pas et assit sur elle son empire à grand renfort de baisers sincères et de douleurs terrifiantes.

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Peu à peu les choses ont pris leur place nouvelle dans cette vie à inventer à trois. Lucien gueule un peu mais protège comme personne, Amélie câline beaucoup mais taloche parfois, et Aurélien dans tout cela apprend peu à peu à devenir un petit garçon presque comme les autres.

S’il n’y avait ce mal, on pourrait croire que tout, lentement, trouve une place juste à la Guenotte.

Mais le mal n’est pas juste. Il n’a de place qu’horrifiante, à contre-vie, à contre-cœur. Nul ne sait aider l’enfant à souffrir moins, personne ne comprend pourquoi cela vrille ainsi dans son crâne, parfois, sans crier gare.

Le docteur Rabout a palpé Aurélien en tous sens, a ordonné mille examens où Amélie a conduit un gosse tremblant, livide, aux yeux écarquillés et troubles. Rien n’a permis de saisir la moindre esquisse d’explication à ces douleurs subites et si aiguës.

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Lucien Poilblanc croit aux vertus de la campagne, dans ses excès comme dans ses pastels. Il croit en la Guenotte.

Aurélien a déjà appris à aimer pisser vers l’horizon, crotter ses souliers dans la basse-cour et caresser les naseaux si doux des vaches. Sans doute apprendra-t-il aussi à oublier le mal, du moins est-ce ainsi que raisonne Lucien .

Il est d’ailleurs évident que les crises s’espacent.

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Amélie et Poilblanc se souviennent des soirées si sombres du premier hiver où l’enfant hurlait, grelottant tout entier d’une douleur qu’il ne savait nommer, et où eux restaient là, terrifiés à leur tour et sans mots pour le dire, les mains plus vides que jamais car Aurélien ne pouvait supporter leur contact.

Le mal d’aujourd’hui est du moins localisé, et l’enfant apprécie de s’enfouir au grand tablier bleu ou dans la culotte de gros velours quand sonne l’heure de la stridulence ennemie. Une main noueuse sur ses boucles lui paraît même comme une protection divine contre la douleur perforante, mieux que les quelques drogues essayées au début.

Reste que le mal demeure question sans réponse, une ponctuation diabolique du temps.

Et, de toute évidence, une épreuve terrible pour ce petit garçon aux yeux couleur du temps.

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Lucien allonge le pas et vient poser sa grande main sur l’épaule de l’enfant.

Aurélien alors laisse sortir cette horreur qui le vrille et lui troue le cerveau dans un cri sans limite, le nez écrasé dans le pantalon rêche et tiède.

Lucien ne peut que serrer contre lui ce moment de douleur totale. Il attend sans parler, il est là de toute sa vigueur, sa poitrine cache le soleil et ses mains sont chaudes et vivantes.

De tout contre lui monte pourtant un cri terrible, qui le transperce. Un hoquet et ce cri revient, plus tranchant encore d’avoir percé la brume. Comme un son étranger à la vie, comme un fil tendu entre deux néants, comme l’écho d’un ailleurs infernal.

Les mains de Lucien malaxent les boucles folles, très doucement.

Et puis cela s’arrête, comme un miracle inattendu, l’aurore après un cauchemar. Aurélien s’accroche au cou de son grand-père, pleure tout bas, abandonné aux bras puissants. Et puis renifle, essuie un peu son nez d’un revers d’anorak, se tortille jusqu’au sol.

Et ramasse sa plume.

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Petit prince déchu qui crânement recoiffe sa couronne, Aurélien souffle sur la plume.

Et la plume s’envole, vole et virevolte.

La plume vole, la basse-cour attend les ordres, le monde se fait obéissant.

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Les yeux de brumes et de larmes sont aussi des yeux triomphants.

Il y suffit parfois d’un peu d’amour autour.

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